Un baiser, c'est si noble, madame,
Que la reine de France, au plus heureux des lords
En a laissé prendre un, la reine même !
Que Cyrano connaisse la passion d'Anne d'Autriche pour le duc de Buckingham, cela n'a rien d'étonnant. La cour et la ville bruissent de toutes parts de cette impossible histoire d'amour, laquelle sera à l'origine de l'expédition de la marine anglaise à l'île de Ré et de sa ligue avec les protestants de La Rochelle.
Les complices des amoureux sont en disgrâce :
Madane de Vernet a été chassée, Putange exilé, Madame de Chevreuse est tombée en défaveur et le roi lui-même s'est opposé au retour du duc en qualité d'ambassadeur d'Angleterre.
Richelieu s'en mêle. Jaloux, le cardinal ?
En 1641 est inaugurée la salle du Béquet, juste à côté de la cour d'entrée de l'ancien Palais Cardinal, construit rue Saint-Honoré par Richelieu, et devenu Palais Royal à la mort de ce dernier, en 1642. Cette inauguration est faite par la représentation de
Mirame, une tragi-comédie écrite, du moins de lourdes suspicions pèsent sur lui, par Richelieu lui-même. S'il ne l'a pas écrite, il l'a au moins inspirée. Pièce à thèse, l'héroïne en est, aux yeux de tous les contemporains, la Reine Anne d'Autriche elle-même. Le sujet est fort simple. L'héroïne méprise l'hommage du roi de Phrygie, et lui préfère Arimant, favori du roi de Colchos. Tallemant des Réaux, l'abbé Arnauld, Monchal, Marolles, s'accordaient à y voir une allusion transparente au roman d'amour de la Reine avec Buckingham. Richelieu était-il par ailleurs jaloux de la reine pour avoir usé de son influence afin de la contraindre à assister à la représentation, alors qu'elle le refusait ?
Et alors ce baiser ?
Mais ce baiser, a-t-il été donné et accepté ? Cyrano, involontairement, mais peut être est-ce sciemment, pour ajouter un argument à sa plaidoirie en faveur d'un baiser, colporte
la calomnie qui s'est emparée de toutes ces folies. Comment sait-on tout cela ? Il suffit d'écouter quelqu'un tout à fait digne de foi, Alexandre Dumas lui-même.
Si d'aventure on se glisse, à la suite de Buckingham et de son guide, Madame Bonacieux, dans cet appartement du Louvre éclairé seulement par une lampe de nuit, en tendant l'oreille, on pourra apprendre que la reine et le duc se rencontrent ce soir pour la quatrième fois en trois ans. Se précipitant aux genoux de la reine, le duc, frère en amour de Cyrano, pourrait affirmer :
De toi, je me souviens de tout, j'ai tout aimé mais, plus homme de guerre que de lettres, il poursuit, en prose :
Chaque fois que je vous vois, c'est un diamant de plus que je renferme dans l'écrin de mon coeur. La première fois, vous aviez une robe de satin vert avec des broderies d'or et d'argent, et sur votre bonnet, une plume de héron... La seconde fois, ce fut chez Madame de Chevreuse, et la troisième dans les jardins d'Amiens.
- Duc, dit la reine en rougissant, ne parlez pas de cette soirée.
- Oh ! parlons-en au contraire, madame, parlons-en : c'est la soirée heureuse et rayonnante de ma vie. Vous rappelez-vous la belle nuit qu'il faisait ? Comme l'air était doux et parfumé, comme le ciel était bleu et tout émaillé d'étoiles ! Ah ! cette fois, Madame, j'avais pu être un instant seul avec vous, cette fois vous étiez prête à tout me dire, l'isolement de votre vie, les chagrins de votre coeur. Vous étiez appuyée à mon bras, tenez, à celui-ci. Je sentais, en inclinant ma tête à votre côté, vos beaux cheveux effleurer mon visage, et chaque fois qu'ils l'effleuraient, je frissonnais de la tête au pieds. Oh ! reine ! oh vous ne savez pas tout ce qu'il y a de félicités dans le ciel, de joies du paradis enfermées dans un moment pareil. Tenez, mes biens, ma fortune, ma gloire, tout ce qu'il me reste de jours à vivre, pour un pareil instant et pour une semblable nuit ! car cette nuit-là, madame, vous m'aimiez, je vous le jure.
- Milord, il est possible, oui,, que l'influence du lieu, le charme de cette belle soirée, que la fascination de votre regard, que ces mille circonstances enfin qui se réunissent parfois pour perdre une femme, se soient groupées autour de moi dans cette fatale soirée ; mais vous l'avez vu, Milord, la reine est venue au secours de la femme qui faiblissait : au premier mot que vous avez osé dire, à la première hardiesse à laquelle j'ai eu à répondre, j'ai appelé.
- Oh! oui, oui, cela est vrai, et un autre amour que le mien aurait succombé à cette épreuve, mais mon amour, à moi, en est sorti plus ardent et plus éternel...
Le voici ce baiser, si noble.
A la fin de l'envoi, Cyrano touche, lui, touche le coeur de Roxane avec cet argument royal. La précieuse, moins héroïque que la souveraine, rend les armes : Eh bien, montez cueillir cette fleur sans pareille.