D'Artagnan et Cyrano reviennent d'outre-tombe : dans cette pièce d'Emile Roudié, un directeur de théâtre veut organiser un gala romantique qui doit se faire rencontrer les deux héros. Mais les figurants demandés se révèlent être les vrais d'Artagnan et Cyrano ! Les vrais ? Oui, mais quelle vérité ? Historique ou littéraire ? Et si la question ne se posait pas ?
Sonnerie de téléphone.
Robert, prend le récepteur. : Oui, ici, Robert... le Roi... oui, oui : c'est vous, Lazari ? Et vos as ?... Ils sont partis ?... Très bien... Qu'est-ce que vous dites ? Vous m'envoyez le véritable d'Artagnan de Dumas et le véritable Cyrano de Rostand... vous voulez dire de Bergerac ?... Ils sont en chairs et en os ! mais je l'espère bien ! Pourquoi riez-vous ?... Ne raccrochez pas ! Je n'ai pas bien compris. Allô ! Allô !! Allô !!! il a raccroché ! Ce Lazari est complètement fou ! Et j'ai encore son rire dans les oreilles... Je n'ai pas très bien compris ce qu'il me disait... Enfin, ses as vont venir. Nous allons savoir ce qu'ils valent. (On frappe à la porte du fond.) Entrez !
Avril. : Ce sont eux !
L'huissier, tremblant et bégayant d'émotion. : Ah ! mon... mon... monsieur le di... di... directeur ! il y a à la porte un étrange cavalier, vêtu d'un étrange costume, qui a un étrange cheval et d'étranges manières. Il m'a dit qu'un roi l'a prié de venir céans... il a dit céans ! Il m'a appelé maraud, bedeau ! il m'a tiré les oreilles et il se bat avec le nègre de l'ascenseur !
Robert, riant : C'est mon d'Artagnan... ou mon Cyrano...
Robert et Avril, ensemble : A-t-il un grand nez ?
L'huissier : Non, Madame, non, Monsieur. C'est un joli garçon, à la fine moustache noire... mais il a un étrange cheval à la robe jaune couleur peau-d'orange.
Et il rit à ce souvenir.
Robert, à l'huissier qui rit. : Ne riez pas, malheureux ! Il vous passerait son épée à travers le corps ! [...]
Avril : Tu ne vas pas me laisser seule avec d'Artagnan. (Riant.) Eh ! eh ! je ne suis pas rassurée.
Robert : Une idée ! (Il la regarde, puis : ) Constance Bonacieux !
Avril. : Qu'est-ce que tu dis ?
Robert : Mais oui, parbleu ! Tu es une excellente comédienne ! Jolie comme un cœur, gentiment potelée... Tu seras Constance Bonacieux ! Tu as une robe de style... tu seras à la mode de l'époque ! (Au moment de partir : ) Ah !... j'oubliais... une recommandation : parle en vers !
Avril, stupéfaite. : En vers !
Robert : Mais oui, en vers, pour créer l'atmosphère, songe que Cyrano va venir ! Des vers simples, des vers de théâtre. Tu as joué à la Comédie-Française... Tu trouveras !
Il est sorti, porte de droite. Blanche Avril se précipite vers la porte de droite, mais elle est fermée ; elle la heurte de ses petits poings.
Avril
En vers ! mais je ne pourrais pas !
Tu veux ma mort !...
La voix gouailleuse de Robert
Dis... le trépas !
Avril se précipite vers la porte du fond, mais elle recule effrayée, car elle entend :
La voix de d'Artagnan
Me laissez-vous heurter la porte en trépignant !
Maroufle, ouvre-moi donc !
Avril se refait rapidement une beauté. D’Artagnan entre par la porte du fond. Il aperçoit Avril et il la salue largement de son feutre.
Madame… (Se présentant.) d’Artagnan !
Il voit que la femme est jolie, il se frise la moustache. Avril sourit.
D’Artagnan, à part :
Mais cette femme-là, je crois la reconnaître…
Ne l’ai-je point aimée ?… Oui, Constance, peut-être ?
Ou bien… Ketty ? ou bien ?… Et puis que fait cela ?
Elle est jolie, elle sourit… attaquons-la !
Il s’approche.
D’Artagnan
Constance…
Avril
D’Artagnan…
D’Artagnan
Ah ! tant mieux ! c’était elle !
Il se rapproche encore et murmure tendrement :
Constance…
Avril, même jeu, mais souriant avec malice.
D’Artagnan…
D’Artagnan
Mon souvenir fidèle
Guidé par mon amour me ramène aujourd’hui.
[…]
Avril
L’amour est notre maître.
J’avais baissé les yeux… quand je les relevai
Je vis que vous étiez d’avenante figure,
Galant, l’œil vif… beau cavalier… de fière allure…
Le d’Artagnan que je rêvai.
Alors, Monsieur… je suis Constance.
D’Artagnan
J’ai gardé douce souvenance
Des belles amours d’autrefois
Ah ! Constance ! Je vous revois
Et pour mon cœur d’amant, c’est une heureuse fête !
Avril
Eh ! n’ai-je pas un peu vieilli ?
D’Artagnan
Pas du tout ! gentille coquette,
Votre minois frais et joli
A gardé si bien sa jeunesse
Que malgré la marche du Temps
Il faut que je vous reconnaisse
Ainsi qu’on reconnaît, à ses fleurs, le printemps !
Vous me semblez encor plus fine
Et plus jeune qu’au temps jadis.
Avril
Oh ! oh ! Monsieur, je vous devine
Vous me flattez…
D’Artagnan
Non pas ! Croyez ce que je dis
Pensez-vous que je me dérobe
Devant l’obstacle : Vérité !
Avril
Peut-être ma nouvelle robe
Me fait une neuve beauté.
D’Artagnan
Ah ! Nos amours ont eu de tragiques fortunes !
Vous souvient-il des Carmélites de Béthune ?
Avril, complètement ahurie
Des Carmélites de Béthune ?
D’Artagnan
Mais oui, Sandis !
C’est la dernière fois, hélas ! que je vous vis !
Et je vous revois bien vivante !
Et je vous reprends dans mes bras
Vive, amoureuse et palpitante
Et je bénis monsieur Dumas !
Et il embrasse fougueusement Blanche Avril.
Avril
Mais, ce monsieur Dumas, ici, que vient-il faire ?
D’Artagnan
C’est un Dieu bienfaisant qui, pour moi, fut un père.
Il m’a ressuscité, donc je suis son enfant !
Avril, défroissant son corsage froissé.
Pour un ressuscité vous êtes bien vivant !
D’Artagnan
Quelle sensation épique !
Pâle fantôme squelettique,
Qui tel un Lazare nouveau
Surgit vivant de son tombeau,
Pour revivre une vie ardente et magnifique !
Il rêve.
De Porthos, d’Athos, d’Aramis,
J’ai connu l’amitié loyale,
Et dans ce monde rien n’égale
Ce bienfait d’avoir des amis !
Amitié, fidèle tendresse…
Sans jalousie et sans rancœur,
Nous n’avions tous qu’une tristesse,
Nous n’avions tous qu’un seul bonheur,
Nous mettions en bourse commune
Sans savoir ce que l’autre a mis…
Argent, chagrin, bonheur, fortune,
Dangers, soucis, haines, amis.
Nous n’avions qu’un seul cœur pour quatre
Le péril était importun…
Car lorsque nous allions nous battre
Nous avions quatre cœurs pour un !
Avril
Eh ! Monsieur d’Artagnan, vous aimiez fort les belles
Et les femmes, pour vous, n’étaient jamais cruelles.
D’Artagnan, avec fougue.
Il n’en est qu’une que j’aimais
C’était vous ! vous, seule, ô Constance !
Avril, riant
Moi seule ! assurément ! jamais
Un homme n’avouera sa fidèle inconstance !
D’Artagnan
Mais je vous aime ! endoutez-vous !
Faut-il le crier à genoux ?
Alors, qu’enfin, je vous retrouve,
Que je chante votre retour
Vous douteriez de mon amour !
Ah ! sur l’heure, je vous le prouve !
Et il l’enlace avec fougue.
Avril, se débattant en riant.
Tout doux !… Ah ! Monsieur… vous osez !
Mais elle ne peut achever, d’Artagnan a pris ses lèvres.
D’Artagnan, avec conviction.
Comme j’ai retrouvé le goût de tes baisers
Constance ! mon amour !
[…]
D’Artagnan la prend dans ses bras, mais Cyrano entre, porte du fond.
Avril
Un autre cavalier !
D’Artagnan
Au diable, l’importun !
Agressif, il va vers Cyrano.
Monsieur, que voulez-vous ? vous attendez quelqu’un ?
Cyrano, sans se déconcerter s’approche d’Avril, le feutre à la main.
Ce n’est pas Elle !
Et il a un geste de désespoir.
D’Artagnan
Holà, de façon singulière
Vous entrez chez les gens.
Cyrano
Madame, à ma prière
Vous daignerez, par grâce, excuser ma façon.
D’Artagnan
Moi, je vais vous donner, Monsieur, une leçon.
Cyrano, à Avril.
Par un leurre d’amour, qui de mon cœur émane,
Toute femme est, pour moi, le reflet de Roxane !
Excusez-moi, Madame !
D’Artagnan
Hé ! Monsieur !
Avril, reconnaissant Cyrano.
Cyrano !
D’Artagnan
Vous m’en rendrez raison !
Cyrano
Piano… Piano…
J’ai voulu présenter mon Hommage à Madame…
A vous, Monsieur, je veux présenter cette lame.
Il a dégainé. Blanche Avril se recule, effrayée.
D’Artagnan, dégainant et se mettant en garde.
Mordious ! défendez-vous !
Cyrano
Un moment, je vous prie.
Je crois qu’il siérait mal à ma galanterie
De montrer sans pudeur et d’un air orgueilleux
Une lame trop nue à d’aussi jolis yeux,
Et vous ne voudriez pas, vous qui faites la roue,
Montrer votre sans rouge aux roses de sa joue !
Sortons, Monsieur !
Avril, se jetant entre eux.
Monsieur ! Monsieur ! quel est ce jeu !
Vous n’allez pourtant pas vous battre pour si peu !
D’Artagnan et Cyrano, bondissant.
Pour si peu !
D’Artagnan, avec fougue.
Cet affront ! Madame ! il vous regarde !
Et je suis là, sandis ! pourtant il n’y prend garde !
Cyrano, avec calme.
Pour si peu ! Quand je viens, Madame, vous parler,
Cet homme, brusquement, ose m’interpeller !
J’ai tué des marquis, des bourgeois et des comtes
Pour bien moins ! Je n’en tiens pas les comptes !
Pourquoi ferais-je grâce injuste à celui-là !
Il serait déjà mort si vous n’étiez pas là !
D’Artagnan, riant.
Seriez-vous donc natif des bords de la Gascogne ?
Il vous manque l’accent pour parler sans vergogne.
Cyrano
Monsieur, vous ignorez sans doute qui je suis ?
D’Artagnan
Monsieur, présentez-vous, j’en serai réjoui.
Cyrano, avec un geste large.
Cyrano !
D’Artagnan
Diou bibant !quelle bonne fortune !
D’Artagnan !
Cyrano
Palsambleu ! La rencontre opportune !
D’Artagnan, je vous aime entre tous les humains.
D’Artagnan
Cyrano, je suis fier de vous serrer les mains.
Les deux hommes se serrent vigoureusement les mains.
Avril
En heureux dénouement, l’affaire se termine.
Ah ! messieurs, j’avais peur plus qu’on ne l’imagine !
Puisque personne alors ne doit mourir pour moi
Pardonnez-moi, Messieurs…
Faisant une révérence.
Mais je vais chez le Roi.
Elle remonte, d’Artagnan la suit.
D’Artagnan
Madame, excusez-moi de ma vive insistance
Je voudrais…
Avril, souriant.
Retrouver les lèvres de Constance ?
D’Artagnan
Certes oui ! Je désire ardemment vous revoir !
Où ? Quand ?… Comment ?…
Avril
Tout doux !
D’Artagnan
Tout à l’heure ?
Avril, gentiment elle lui envoie du bout des doigts un baiser.
… Ce soir.
Et elle est sortie. D’Artagnan redescend.
Cyrano, remontant vers d’Artagnan.
Je fus un peu trop vif… j’ai cru que c’était… Elle !
D’Artagnan
Vous me pardonnerez cette étrange querelle
Quand vous saurez, ami, mon étrange secret.
Cyrano
Parlez, et soyez sûr que je serai discret.
D’Artagnan
Une fatalité cruelle et singulière
M’oblige à mettre au vent, à tout coup, ma rapière !
Cyrano
Je subis comme vous cette fatalité !
Oui, je ne peux sentir mon épée au côté
Que je n’aie, aussitôt, la détestable envie
De vouloir la tirer pour ravir une vie.
D’Artagnan
Je dois, fatalement, me battre avec plaisir.
Je ne peux hésiter, je ne peux pas choisir !
Cette fatalité, je la tiens, je la tiens de mon père.
Ecoutez mon histoire, elle n’est point vulgaire
De tout autre que moi, vous ne la croiriez pas.
Cyrano
Bah ! nous sommes Gascons. Je vous suis pas à pas.
D’Artagnan
Fils de Bertrand de Batz, seigneur de Castelmore
J’ai, plus que lui, peut-être, un autre père, encore.
Confidentiel :
Je suis fils de Dumas.
Cyrano, avec malice.
Oui… Le fils naturel ?
D’Artagnan
Non, Monsieur, je suis son fils… artificiel.
Oui, mon âme à mon corps, avait été ravie…
Alexandre Dumas m’a redonné la vie
Et deux siècles après, mort, je me relevai
Plus fier et plus vivant que lorsque je vivais !
Peut-être vous trouvez l’histoire… singulière ?
Cyrano
Non. J’ai ressuscité de la même manière.
Je suis sorti comme Lazare, du tombeau.
Monsieur Rostand m’a fait revivre de nouveau ;
Rostand, et non le ciel, ce n’est pas un blasphème
Car Rostand fut pour moi, meilleur que Dieu, lui-même !
D’Artagnan
De l’autre monde, aussi, Monsieur, vous revenez ?
Cyrano
Vous me trouvez changé ?
D’Artagnan
Je n’ose pas…
Cyrano
Mon nez ?
D’Artagnan, naïf
Il est plus grand… qu’avant…
Cyrano, montrant son nez dans un beau geste.
Le rêve d’un poète !
Ah ! l’œuvre généreuse et belle qu’il a faite !
Le poète voit tout, peut-être, avec son cœur
Au-dessus du réel qu’importe la hauteur !
Il exagère, il agrandit, il magnifie,
Il exalte, il célèbre, il chante, il glorifie !
Et c’est pourquoi, Monsieur, mon nez n’est point banal.
Est-il comme chez tous, l’appendice nasal
Planté plus ou moins bien, au milieu d’un visage ?
Mon nez n’est pas un nez, Monsieur, c’est un Hommage !
Une marque d’honneur… un emblème… un blason !
Et s’il paraît énorme avec juste raison,
C’est qu’il est de mon cœur la vivante hyperbole
Mon nez est plus qu’un nez, Monsieur, c’est un Symbole !
D’Artagnan
Mais ce Symbole-là, doit parfois vous gêner !
Cyrano
Vers la mélancolie il faillit m’entraîner !
Je doutais de sa forme et de son élégance
Maintenant je le porte avec magnificence
Je suis fier de mon nez, il a fait mon renom
Il passe devant moi pour annoncer mon nom,
C’est mon ambassadeur, dont la simple éloquence
Clame à tous : Cyrano !… Messieurs, faites silence !
C’est mon noble étendard, qui, flottant sous mon front,
Dédaigne l’ironie et méprise l’affront…
C’est l’éclaireur qui part, devançant ma moustache,
Symbole de courage et blason de l’Honneur,
Vivant épouvantail du Vice et de la Peur,
Héroïque clairon qui claironne à la gloire
Mon nez « national » appartient à l’Histoire !
D’Artagnan
Le rêve d’un poète a grandi votre nez…
Et maintenant, toujours, comme il vous l’a donné
Vous devez le porter votre nez-hyperbole !
Cyrano
La gloire est un carcan, mais c’est une auréole !
D’Artagnan
Certes ! de mon côté je me plaindrais à tort.
Monsieur Dumas m’a fait un magnifique sort
Et quand je la compare à ma première vie…
Cyrano
Vous avez la gaîté, c’est un bien que j’envie
Votre joyeuse humeur vous fait plus fier qu’un roi.
Ah ! mon âme, Monsieur, est trop grande pour moi !
Je vous le dis tout bas ; je le dis avec peine !
Cette âme généreuse et trop belle… me gêne.
D’Artagnan
Mon père m’a donné le cœur d’un être humain.
Cyrano
Et le mien m’a jeté, Monsieur, à pleines mains
Tant de vertus, de dons et de bonté suprême
Que j’ai peur, quelquefois… de n’être plus moi-même !
Puis, riant :
Les poètes, Monsieur, sont plus Gascons que nous !
D’Artagnan
Vous n’êtes pas Gascon.
Cyrano, sursautant.
Comment ?
D’Artagnan
Remettez-vous…
Je vois qu’en vous disant cela, je vous offense,
Mais je dis aux amis, tout net, ce que je pense.
Vous naissez à Paris et, sans plus de raison,
Vous clamez à tout vent que vous êtes Gascon !
Vous n’avez pu choisir ; cela n’est pas un crime !
On peut naître à paris, morbleu ! c’est légitime !
Mais pourquoi vous vanter ?
Cyrano
A Paris je suis né,
C’est vrai ; je me suis dit Gascon… j’ai…
D’Artagnan
Gasconné !
Vous n’êtes pas Gascon, la preuve est là, notoire,
Alors pourquoi vouloir dénaturer l’Histoire ?…
Pour moi le fait est clair et nettement acquis :
En mille six cent dix, simplement, je naquis
A Lupiac ; je peux proclamer sans vergogne
Que je suis un Gascon, mordious, de la Gascogne !
Cyrano
Naître dans un pays n’est pas tout ce qu’il faut.
D’Artagnan
Certes ! on me prendrait aussitôt en défaut,
Si je voulais un jour d’humeur triste ou chagrine,
Cacher, modestement, ma gasconne origine.
On la reconnaîtrait, à moins que d’être un sot
Dès que j’aurais ouvert la bouche… au premier mot !
On la reconnaîtrait, sans peine et sans conteste,
Au seul chant de ma voix que vient rythmer mon geste !
J’ai l’accent ! oui, l’accent – vocable si touchant
Qui vient du joli mot latin : cantus : le chant !
Notre accent, c’est le chant simple de la Nature,
Dont nous avons gardé la musique si pure
Qu’on croit entendre encor chanter dans notre voix
Les oiseaux gazouillants dans l’ombre de nos bois.
Voix chantante du vent qui courbe les javelles…
Chants tendrement plaintifs des jeunes pastourelles,
Voix claires des bergers qui harcèlent leurs bœufs
Et chanson des pinsons qui gazouillent entre eux…
Voilà pourquoi, quand nous parlons, notre voix chante !
Elle redit encor la chanson émouvante
Qui tendre, nous berçait, quand nous étions enfants !
C’est cela notre accent ! toujours, malgré les ans,
Nous le gardons ! il est la marque originelle !
Comme un blanc-seing royal, c’est la preuve formelle
Plus sûre et plus probante encore que des écrits
Que nous sommes, mordious ! les enfants du Pays !
Oui, nous gardons si bien dans nos voix, sans mystère,
Le chant harmonieux, grave et doux de la terre
Qu’on reconnaît soudain et qu’on aime à la fois
Le pays qu’on entend chanter dans notre voix !
Ah ! l’accent ! la saveur du terroir… sans nul doute !
Pour l’homme et pour le vin ! Monsieur quand on écoute
Un quidam s’écrier : Donne un beyrott de vin !
On peut, sans hésiter et sans être devin,
Dire sans regarder sa carrure ou sa trogne :
C’en est un, celui-là, c’est un pur de Gascogne !
On nous reconnaît tous, nous autres, entre cent !
Vous n’êtes pas Gascon… vous n’avez pas l’accent !
Cyrano
Et pourtant je l’avais, votre accent de Gascogne !
J’ai mené si souvent brave et dure besogne
Avec les fiers Cadets de Monsieur de Carbon
Que j’avais, malgré moi, pris leur accent – le bon.
Mais, j’adorais Roxane et, cherchant à lui plaire,
J’ai craint que cet accent ne lui parut vulgaire,
J’avais déjà mon nez, mon grand diable de nez !…
D’Artagnan, l’interrompant avec fougue.
Vous l’avez renié ! Mais vous déraisonnez !
Croyez-vous qu’un accent, surtout gascon ! déplaise ?
Cyrano
Mais palsambleu ! Monsieur, j’eusse été mal à l’aise,
Sous le jasmin fleuri qui grimpait au balcon,
Pour dire un madrigal, à Roxane, en gascon !
D’Artagnan
Ah ! Roxane, vraiment, était bien précieuse !
Cyrano
Oh ! taisez-vous ! Monsieur !
D’Artagnan
Quelle pâle amoureuse !
Cyrano, sec.
Assez !
D’Artagnan, furieux.
Mais…
Cyrano
Pas un mot !
D’Artagnan
Ah ! non, c’est à hurler !
Vous voudriez empêcher un Gascon de parler !
Cyrano
Taisez-vous !
D’Artagnan
Mais, Monsieur…
Cyrano
Monsieur, je vous l’ordonne !
D’Artagnan, dressé comme un coq.
Monsieur, je ne reçois des ordres de personne !
Cyrano, tirant son épée.
Mais vous en recevrez, Monsieur, de celle-là !
D’Artagnan, dégainant.
Mordious ! Vous m’appelez au combat ! Me voilà !
Avec plaisir je mets au vent cette flamberge
Qui depuis quelques temps…
Cyrano,
En garde !
D’Artagnan,
Restait vierge !
Cyrano,
Monsieur, défendez-vous !
Et il attaque avec fougue, tandis que d’Artagnan fait surtout un habile jeu de parade. Dans le cliquetis des épées on entend la voix claironnante de l’infatigable d’Artagnan.
D’Artagnan,
Certes – Mais en causant !
En me battant, j’aime à parler – « avé l’accent » !
Ainsi qu’au temps jadis, rimez une ballade !
Pour moi, je n’ai pas de talent
De parer une estafilade
En cherchant à rimer à… lent !
Vous aviez une adroite escrime
Pour faire, en battant un revers,
Cliqueter le fer et la rime
Au rythme élégant de vos vers !
Pouvoir suivre l’agile pointe
Et plus rapide que l’éclair,
Trouver une subtile pointe
Qui vient toucher avec le fer !
Ah ! vous aviez un fier courage !
Attendez, Cyrano – je recule d’un pas.
Il rompt brusquement et lève son épée, puis il dit avec un sérieux comique :
Il faut neutraliser votre désavantage
Si j’atteins votre nez, le coup ne compte pas.
Robert et Blanche sont entrés par le fond, ils voient les deux hommes, l’épée à la main. Ils restent stupéfaits. Puis Robert profite du moment de trêve pour se précipiter entre les combattants.
Robert : Messieurs !… Messieurs !…
Avril : Ils se battent encore, et avec de vraies épées !
Robert : Vous répétez avec des épées de combat !… et qui ne sont pas mouchetées !… mais vous allez vous blesser !
Cyrano, remettant son épée au fourreau.
C’est votre étonnement, cher Monsieur, qui nous blesse.
D’Artagnan, toisant Robert.
Avez-vous jamais vu faquin de cette espèce !
Cyrano, à Robert.
Veuillez nous excuser, je retrouve, céans,
Un ami valeureux, que depuis deux cents ans
Je n’avais point revu ; laissez-nous la fortune
De goûter la douceur de cette heure opportune
Robert et Avril, muets d’étonnement, se sont laissés tomber sur un canapé, bouche bée, ils regardent, il écoutent – stupéfaits – sans comprendre.
D’Artagnan, serrant les mains de Cyrano.
Cyrano
Puis dans un joli geste de brusque sympathie.
Je t’aime comme un frère
Embrasse-moi, veux-tu ?
Cyrano,
Certes, avec bonheur !
Et les deux hommes s’étreignent.
D’Artagnan,
Nous sommes tous les deux, des Gascons…
Cyrano,
Par le cœur !
D’Artagnan,
Par le cœur ! Diou bibant !par le cœur nous le sommes
Tous les deux, des Gascons ! Le cœur, seul fait les hommes
Si tu n’as pas l’accent, n’as-tu pas ma fierté…
Mon amour de l’honneur et de la liberté…
N’as-tu pas, comme nous, retroussant ta moustache,
Ce magnifique orgueil, sublime… le Panache !
Cyrano, se découvrant dans un grand geste large.
Le Panache !
Symbole étrange et merveilleux !
Soleil de notre cœur éblouissant nos yeux,
Tu nous fait voir la vie à travers ton mirage !
Tu fais cabrer la Peur et bondir le Courage !…
D’Artagnan,
Nous autres, les Gascons de Gascogne, fervents,
Nous mettons un panache à tous les sentiments !
La gaîté, s’exaltant… devient de l’allégresse !
Le bonheur… une extase, et la joie, une ivresse !
L’honneur… nous en faisons un dieu juste et puissant
Qui peut nous demander, âprement, notre sang !
La bravoure est pour nous, vertu trop ordinaire
Et nul n’est courageux, s’il n’est pas téméraire !
Cyrano,
Nous, Gascons, nous avons la splendide fierté
De faire un geste beau pour sa seule beauté !
D’Artagnan,
Oui, ton âme est gasconne, on voit bien qu’un poète
Exagérant le grand, exprès, pour toi, l’a faite !
Cyrano, à qui l’enthousiasme a donné l’accent gascon.
Ah ! Sandis ! D’Artagnan, tu naquis à Lupiac
Eh bien, moi, Cyrano, je suis de Bergerac
Non pas, près de Paris… Bergerac sur Dordogne !
D’Artagnan et Cyrano,
Ah ! Diou bibant ! vivent les Gascons de Gascogne !
Robert, qui s’est à peu près ressaisi : Pardon, Messieurs… je ne comprends pas…il doit y avoir un malentendu… j’attendais deux artistes… deux artistes exceptionnels de M. Lazari que je devais engager… (Il s’est approché du téléphone en ne perdant pas les deux hommes du regard.) Vous, Messieurs, qui êtes-vous ?
D’Artagnan,
D’Artagnan, de Dumas.
Cyrano,
Cyrano, de Rostand.
Robert,, balbutiant avec émotion : D’Artagnan de Dumas… Cyrano de Rostand… vous… vous… m’en direz tant ! Vous permettez, Messieurs ! (Il a décroché le récepteur.) Allô ! Allô ! Talma 70-70. (D’une voix que l’émotion étrangle.) Lazari… c’est vous ? ici, Robert… j’ai la voix changée ?… parce que je suis ému… mais c’est moi-même… oui… je les ai reçus… oh oui ! ils sont là… Qu’est-ce que vous dites !… Ce sont des ressuscités !… (Il laisse tomber le récepteur. Il éponge son front moite d’angoisse.) Des ressuscités ! (Et il les contemple.) Des ressuscités !…
Avril, , pousse un cri.
Des ressuscités !…
Cyrano, , s’avance gravement vers Robert et lui dit.
Le poète, Monsieur, peut créer comme un dieu…
Il peut même, à son gré, tirer du sombre Lieu
Les morts, presque oubliés, qu’il veut faire revivre ;
Et ceux, que de leur tombe, avec art, il délivre
Sont même plus vivants qu’ils n’étaient autrefois.
Le poète a raison, Monsieur, ayez la Foi !
Et saluant largement du feutre, d’Artagnan et Cyrano sortent par le front.
Robert et Avril sont retombés, anéantis, dans leur canapé. Ils se regardent, se frottent les yeux et semblent dire : Avons-nous rêvé ?