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Pif-Luisant, ancêtre de Cyrano ?

Une confidence à Paul Faure

Le Cyrano de Rostand, c'est comme un puzzle dont les pièces se seraient assemblées petit à petit dans l'esprit du poète.


L'écrivain Paul Faure reçut un jour une confidence d'Edmond Rostand, laquelle est précieuse pour les chasseurs de souvenirs que nous sommes : « J'étais depuis longtemps poursuivi par le personnage de Cyrano ; il me hantait dès le collège, et lentement, à mon insu, il s'organisait autour de lui une action dramatique. Cela me restait encore très vague, quand je rencontrai ce maître d'études surnommé « Pif-Luisant », dont il est question dans Les Musardises. Son âme était aussi belle que son physique était disgracieux. Le contraste me frappa. »

Le Vieux pion

Vieux pion qu'on raillait, ô si doux philosophe
Aux coudes rapiécés, pauvre être marmiteux
Dont l'étroit paletot, d'une luisante étoffe,
Disait un long passé d'hivers calamiteux.

Je te revois. Ton crâne avait une houppette,
Une seule, au milieu, de poils, et tu louchais.
Et longuement, avec un fracas de trompette,
Dans un mouchoir à grands carreaux, tu te mouchais.

Je te revois, dans le préau, sous les arcades,
Grave, déambuler; et j'ai la vision
De ton accoutrement pendant ces promenades
Où tu marchais au flanc de ma division…

…De ta longue, oh ! si longue et noire redingote,
Dans laquelle plus d'un avait déjà sué ;
…De ton chapeau gibus bon pour mettre à la hotte,
Si fantastiquement bleuâtre et bossué !

Ton haleine odorait le vin et la bouffarde,
Et, quand tu paraissais à l'étude du soir,
Souvent ton nez flambait dans ta face blafarde,
Et c'est en titubant que tu venais t'asseoir.

Pochard mélancolique au crâne vénérable,
Parfois tu t'éveillais, quand tu cuvais ton vin,
Et, frappant un grand coup de règle sur la table,
Tu glapissais : « Messieurs, silence ! ». Mais en vain.

Ou plutôt, tu dormais, sans souci des boulettes
Qu'on mâchait longuement pour t'envoyer au nez.
Et ton étude alors marchait sur des roulettes :
Plus de punitions ni de pensums donnés !

On t'avait surnommé Pif-Luisant. Les élèves
Charbonnaient ton profil grotesque sur le mur.
Mais tu marchais toujours égaré dans tes rêves
Tu ne souffrais de rien. Tu vivais dans l'azur.

Car tu faisais des vers. Tu rimais un poème !
A nul autre que moi, tu ne l'as avoué.
Comment donc avais-tu, lamentable bohème,
Au fond de ce collège, en province, échoué ?

Pif-Luisant, je t'aimais. Quelquefois, je suis triste
En repensant à toi. Qu'es-tu donc devenu ?
C'est toi qui m'as prédit que je serais artiste,
Et c'est toi le premier rimeur que j'ai connu.

Un jour, ayant trouvé des vers dans mon pupitre,
Tu fus pris d'une joie attendrie, et je vis
Comme un rayonnement sur ta face de pitre,
Et tu me contemplais avec des yeux ravis !

Dès ce jour, tu m'aimas. Et tandis que les autres
Jouaient en criaillant aux barres, nous causions.
Les conversations exquises que les nôtres !
Parfois, tu m'expliquais un peu mes versions.

Je crois que si j'ai fait vraiment ma rhétorique,
C'est sous les marronniers, en t'écoutant parler.
Tu commentais, dans ton langage poétique,
Homère, et je voyais la grande mer s'enfler,

Les galères, en ligne avec leurs belles proues,
Et les cnémides d'or des Grecs étincelants,
Et je voyais passer, le rose sur les joues,
La merveille de grâce, Hélène, à pas très lents !

Quelquefois, tu prenais Virgile, ou bien Tibulle :
J'entendais, sous les verts feuillages, les pipeaux,
Les clochettes, dont la chanson tintinnabule
Dans les lointains du soir, quand rentrent les troupeaux.

Et puis, c'était Ovide et ses métamorphoses,
Cycnus qui, duveté de neige, est fait oiseau,
Daphné qui fuit, montrant ses talons nus et roses,
Syringe qui se change en flexible roseau,

En roseau chuchoteur et qui devient lui-même
Une flûte à six trous entre les doigts de Pan,
Io, génisse blanche et que Jupiter aime,
Les yeux d'Argus semés sur les plumes de paons !

Merci, vieux, qui plus jeune encor, malgré ton asthme,
Que le gandin pédant dont nous suivions les cours,
Fut l'éveilleur de mon premier enthousiasme,
Me refaisant la classe, en plein air, dans la cour !

Merci, toi qui me mis de beaux rêves en tête,
Toi dont la main furtive, au dortoir me glissait
Les livres défendus de plus d'un grand poète,
Ô toi qui m'as fait lire en cachette Musset !

Souvent le professeur, corrigeant ma copie,
Dans un discours français trouvait, en suffoquant,
Quelque insulte à Boileau qui lui semblait impie,
Quelque néologisme horriblement choquant ;

Il pâlissait de mon audace épouvantable,
Comme s'il s'attendait à voir crouler le toit…
Mais s'il ne s'est jamais douté que le coupable,
Mon affreux corrupteur, Pif-Luisant, c'était toi !

Oui, si je fus poussé vers quelque plus moderne
Irrégularité, celui qui me poussa
Fut ce pion crasseux qu'on traitait de baderne,
Diogène poussif et Silène poussah !

Ô bohème déchu dont le sort fut si rude,
Es-tu du grand sommeil sous la terre endormi,
Ou bien, fais-tu toujours, là-bas, ta triste étude,
Et liras-tu ces vers de ton petit ami ?

Grand poète incompris, ivrogne de génie,
Toi qui me prédisais un si bel avenir,
Tu fus mon maître vrai. Loin que je te renie,
Aujourd'hui, j'ai voulu chanter ton souvenir.

Et si la mort t'a pris, ce qui vaut mieux peut-être,
Car tu ne souffres plus ni faim, ni froid cuisant,
Dors tranquille, mon vieux, repose-toi, pauvre être,
Toi que j'ai tant aimé, doux pochard, Pif-Luisant…

1889

© Les Musardises (1887-1893), Edmond Rostand, 1911, VIII





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Publié le 01 / 05 / 2005.


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