Texte issu du programme de la représentation de la Comédie-Française du jeudi 23 novembre 1967
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Planche gravée illustrant "L'Histoire comique"
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Cyrano de Bergerac restera-t-il le fier-à-bras, le tranche-montagne, le matamore au nez balafré, le « fou faisant du galimatias » de Tallemant des Réaux ?
Quelle trace laisse-t-il dans l'histoire littéraire, cet homme qui a éparpillé son beau talent sur tous les genres à la mode, et qui, comme par hasard, a parfois atteint le génie ?
Dramaturge, il a produit, dans certaines scènes de grande valeur, une création comique et un rôle tragique.
Epistolier, en quelques pages courageuses, il a raillé des abus sociaux, des préjugés absurdes, et affirmé des idées politiques dont l'expression pouvait ne point manquer de danger.
Romancier, sa liberté hardie est souvent profonde, et sa quasi-divination a ouvert la route à des écrivains plus heureux, et, par suite, plus célèbres que lui.
Poète, il a mêlé à son panthéisme, un peu vague, l'amour ? tout moderne ? de la Nature, qui était pour les
libertins autre chose qu'un décor inanimé, et il a doté tous les êtres, si humbles soient-ils, d'une âme et d'une voix chargée de répandre, en
halos de sourdine, leur pensée vivante.
Si l'on a pu railler l'écrivain prétentieux des
Lettres à la mode, oublier l'auteur comique et tragique de second ordre, sacrifier le savant dont les erreurs sont si nombreuses et la Science si fantaisiste, assurément il est bon, en toute équité, de mettre en lumière le penseur profond et hardi dont les théories railleuses sont parfois si suggestives d'au-delà, qui se gardait bien de trouver suffisant et inattaquables les systèmes consacrés, qui faisait peu de cas du nom révéré d'Aristote, « accommodant les principes à la philosophie, au lieu d'accomder da philosophie aux principes », et qui est digne de figurer, à côté de Campanella et de Descartes, dans sa Cité idéale des Philosophes.
© Pierre-Antoinin Brun